Divagations typographiques

par Aurélie Carlier le 13 mars 2023

Aujourd’hui j’aimerais vous emmener en voyage. Dans un monde où la frontière entre réel et irréel semble de plus en plus floue, nous amenant à nous remettre en question, un petit voyage rêveur dans la correspondance qui aurait pu avoir lieu entre deux polices linéales… Nous sommes au début des années 2000, dans un petit bourg du sud de la Suisse. Le soleil de cet fin d’après-midi joue à travers les branches d’un arbre centenaire ployant sa voute protectrice pour le passant en quête de réconfort…

© Lars Müller.

Au bout de la place, telle une sentinelle, une petite maison veille. De prime abord, elle passe inaperçue, et pourtant… De n’importe quel coin de la place, on ne voit qu’elle. Par les persiennes à demi-ouvertes, s’échappe un long soupir. Quel est donc son étrange habitant ? Au fond de la pièce, accoudé à la table, un jeune homme rêve. Les rayons du soleil, complices de ses pensées vagabondes, caressent un instant la plume posée sur une lettre entamée. Quel est donc ce bel inconnu ? Les villageois seraient bien incapables de le dire, et pourtant, on dit de lui que son succès est mondial. Étrange paradoxe, venu de nulle part et à la fois partout…

À peine diplômé — avec mention — le voilà déjà pris dans une foultitude d’activités, on se l’arrache, tout le monde souhaite son avis. Et, toujours de bonne humeur, il conseille, aide et se retrouve source d’inspiration pour beaucoup de ses admirateurs.

Ses nombreux talents et sa modeste personnalité en font un atout digne de confiance. De nature simple et plutôt relax, le voici qui se pose en cet fin d’après-midi, échappant un instant au tourbillon de la vie, il discute avec son amie de toujours. Leur échange fait partie de ces moments rares et vitaux qui lui permettent de garder les pieds sur terre et d’avancer, confiant en l’avenir. Nos yeux ne peuvent s’empêcher de se poser discrètement sur les mots tracés en toute simplicité…

Ce temps qui nous échappe…

« Ma douce amie,
Ce matin, comme tous les matins, je suis sorti prendre l’air. J’aime ces moments paisibles où je me laisse guider par mes pas, incognito et confiant. J’aime ces matins où la journée s’annonce, comme si tous les petits plaisirs du jour étaient contenus dans ce court instant. Mes pas m’ont conduit vers ce petit banc où l’on aimait s’asseoir lorsque tu étais encore à mes côtés. C’est drôle la vie, il y a parfois de petites décisions qui bouleversent tout. Que reste-t-il du passé ? Quelques idées qui s’envolent, virevoltent et s’effritent comme des
papillons fragiles ? Et bien pour moi, il reste les mots. Ces mots avec lesquels je joue chaque jour, ces mots qui coulent sur le papier ou s’animent sur l’écran, ces mots qui égayent nos vies, nous guident ou colorent la journée.
Sensation de paix.
Comme si le temps, l’espace d’un instant restait suspendu. Loin de moi les heures tourbillonnantes, là, je goûte l’instant, je savoure la douce caresse du soleil sur ma joue. J’admire ce petit oiseau posé sur le bord du banc qui s’approche doucement, confiant. Ce délicat instant, c’est la première fois depuis des années que je le vis, comme si autour de moi tout reprenait vie…
Cette sensation de vide qui m’habitait ces derniers temps lentement s’évapore comme la brume au soleil. La confiance de ce petit être picorant dans ma main une mie de pain partagée, me redonne tout à coup la sensation d’exister. Que c’est bon d’exister ! Je ne m’en donnais pas le droit, constamment occupé à justifier mon existence, par une production abondante… Pour moi, en soi mon existence n’a pas de valeur. Il me semblait ne pas exister aux yeux des autres, neutre, inaperçu. Et tout à coup ce petit être sans préjugés me rend la vie…

Cela m’amène à te parler du pourquoi je t’écris après tout ce temps. J’ai quitté quelques instants ce monde bruyant et tourbillonnant de la ville où je vis. L’espace d’un court voyage, j’ai voulu revenir à mes racines, en Suisse. Je t’entends déjà me dire : « mais pourquoi Helvetica, pourquoi as-tu ces doutes soudain ? »

Je me suis senti tout à coup écrasé sous la lourde responsabilité qui est notre lot : donner toutes les couleurs aux mots des marques, guider les gens dans ce flux incessant de la vie quotidienne, du métro à prendre, en passant par leur hygiène, allant jusqu’à m’immiscer dans leurs moments de détente cinématographique ou même leur indiquant comment laver leur linge(1)… Nos empreintes sont partout. J’avoue que tout à coup je me suis senti moins neutre…

(1) Helvetica est une police très présente dans énormément de domaines variés (étiquettes de vêtements, films, métro ou compagnies aériennes, panneaux, affiches, musique, dentifrice, etc.) Énormément de marques lui font confiance. © Photos issues du livre « Helvetica » de Lars Müller.

 

Je sais, mes créateurs, Max Miedinger et Eduard Hoffmann, m’ont voulu en 1957 reflet d’un nouvel idéal après une période de conflit intense, reflet de l’excellence suisse, du design moderne et intemporel. Dans cette recherche de stabilité, d’un monde plus ordonné et clair, ils m’ont voulu simple, efficace, lisible et neutre. Mais rester neutre, n’est-ce pas déjà prendre position ?
Tout à coup je me suis senti étouffer… étrange paradoxe, puisque l’on se plaît à me répéter que je suis devenu aussi indispensable aux graphistes que l’air qu’on respire. Impossible de passer une journée sans m’utiliser, disent-ils…
Je n’y avais d’abord pas pris garde, je t’avoue, un peu flatté de toute cette confiance qu’on m’accorde d’un coup… je me suis laissé emporter par cette agitation, plaçant mon point carré sur un « i » par là, équilibrant mes espaces positifs et négatifs par ici, ou partageant mon « t » caractéristique à un autre…
Mes lignes nettes et harmonieuses séduisent encore aujourd’hui grand nombre de marques. Mais, même si j’ai rencontré très probablement les attentes de mon époque, suis-je encore crédible à force d’être employé à toutes les sauces ?
J’aimerais parfois me sentir plus léger et retrouver notre ancienne complicité, retourner à ce moment où tu m’as tout appris.

Mais voilà, déjà les journées raccourcissent et les soirées plus fraîches s’installent, il va me falloir te quitter et rentrer… car j’ai oublié mes laines à New York.

En espérant te lire bientôt,

Tout à toi,
Ton fidèle Helvetica. »

« Mon cher frère,
Qu’il m’est douloureux de te savoir en proie à tous ces tourments. Comment quelqu’un d’aussi fiable que toi peut-il douter de sa légitimité ? Plus que jamais nous avons besoin de toi !
Nous, les polices, nous avons beaucoup à apporter aux gens. Ces gens qui jonglent pour survivre face aux événements politiques, culturels ou socio-économiques de ce monde…
Déconnecter pour mieux pouvoir s’écouter, quoi de plus relaxant que de jongler avec les belles formes de nos lettres… espace de détente nous devenons ainsi, en réponse ou en échappatoire à notre monde post-Covid. Ce besoin de reconnexion à l’essentiel nous amène tout naturellement à aller piocher dans nos racines comme tu l’as fait…

Et c’est avec joie que l’on voit ainsi d’anciennes amies revenir au goût du jour, on en a déjà parlé, ces besoins de confort et de convivialité ont fait ressurgir des polices plus classiques qui se sont parfois parées de nouveaux atours, de formes plus souples, plus douces que nous, les linéales(2). Accentuant un monde où nostalgie et rétro sont les maîtres mots. C’est vrai, notre monde est étrange : un monde où la frontière entre numérique et réel s’estompe de plus en plus, mais nous y jouons plus que jamais un rôle majeur !

 

(2) Pour rappel, selon la classification typographique Vox-Atypi de Maximilien Vox, 1953, les linéales sont les fameuses polices de caractères sans empattements. Créées originellement uniquement en capitales, elles sont apparues au début du XIXe siècle dans les catalogues et existent aujourd’hui en bas de casse. Ex. : Franklin Gothic, Helvetica, Futura, Univers…

 

Miroir mon beau miroir…

Dans la surcharge quotidienne d’informations, nous permettons à chacun de se positionner ou de se différencier du voisin virtuel. Grâce à nos designs authentiques, nous reflétons ce besoin de sortir des cases cloisonnées où l’on nous a enfermées, nous sommes toutes comme un miroir de ce besoin de diversité actuel. Nous aidons les designers à créer des designs impactants et inattendus, à mettre au défi les consommateurs.
Et dans ce monde où la diversité est une richesse, ta force est d’être sans préjugés, sans jugement. Tu regardes tout d’un œil nouveau et serein, tu restes toujours émerveillé des capacités que les designers ont de te ré-inventer pour beaucoup de marques différentes. Tu es et restes la valeur sûre de communiquer sur le bon ton. Claire, simple et neutre, jamais en conflit avec d’autres, élégant dans toutes tes graisses.
Et dans un monde où l’on sortait de longues périodes sanglantes, de conflits mondiaux, tu es arrivé comme une bouée de sauvetage. Tu es la police qui peut tout, est partout et pour chacun à la fois ! Oui bien sûr, aujourd’hui, il est temps pour nous d’explorer de nouveaux territoires… Je pense comme toi. Mais fais-toi confiance Helvetica, tu y as ta place !
Expérimenter, mixer nos diversités pour en faire une unité… C’est aussi le défi des designers actuels. Et en réponse à ce besoin solaire de diversité culturelle, la typographie répondra évidemment présente ! Et c’est peut-être là où je te rejoins aussi dans ce besoin de te mélanger à d’autres. C’est peut-être ce qui fera une autre force pour nous : des designs qui luttent contre l’isolement et encouragent la solidarité grâce à des typo mixées.(3)
Je crois effectivement que c’est une possibilité qui nous est offerte. Regarde donc les exemples qui fleurissent autour de nous.

 

(3) Exemple : la couverture du livre « Break out » de l’éditeur allemand Slanted réalisé par Cihan
Tamti. Un livre aux 100 affiches conçues en réaction à la pandémie.
© https://www.slanted.de/product/breakout-100-posters-book/

La Pandémie ne nous a-t-elle pas appris à sortir des sentiers battus, à explorer d’autres univers plein de promesses ? Ne nous a-t-elle pas poussés à certains retours parfois nostalgiques vers des formes plus proches de la nature, plus organiques ? Parfois ça me fait penser au retour de l’Art Nouveau(4), mais revisité, où la lisibilité devient quelquefois un véritable défi d’ailleurs(5).

4) Comme on le dit souvent en design, la mode est un perpétuel recommencement : l’Art Nouveau est apparu fin 19e — début 20e siècle, probablement en réaction à la révolution industrielle, plus froide et mécanique. (5) Exemple : la police créée par Violaine & Jeremy pour le restaurant ToShare de Jean Imbert et Pharrell à Saint-Tropez https://www.behance.net/gallery/111348513/To-Share?locale=fr_FR
Ou autre exemple à la limite de l’illisibilité : Visionair du studio Airport © https://www.studioairport.nl/


Le lecteur suit alors ces courbes sinueuses, reflet de l’état d’esprit actuel, tout à coup rebondit sur une courbe plus dramatique, ou se perd en chemin pour finalement terminer sur une forme dont la poésie apaise son esprit. Ce retour à un design typographique plus organique, plus proche de la nature et peut-être aussi de l’humain, ne vient-il pas en réaction à notre monde sur-numérisé ?

En tout cas, ce retour a des formes plus naturelles, créatives ou artisanales répond certainement parfaitement à notre besoin d’une consommation plus consciente et nous offre ainsi des images de marques savoureuses et vivantes, juste ce dont les gens ont besoin aujourd’hui.
Oui, c’est le retour assumées de nos cousines à empattements, et il y en a pour tous les goûts, des douces et rondes à des plus fines ou sophistiquées, des polices personnalisées et légères qui nous parlent, nous transportent vers un monde plus humain en réaction à notre monde virtuel.
Et bien sûr que dans tout cela nous, les linéales, avons aussi notre rôle à jouer ! Les marques veulent plus que jamais « parler » à leurs clients, et, en cela des polices réactives et variables vont permettre cette métamorphose saisissante.

Variables nous serons…

Fluides nous nous adaptons, variables nous sommes de plus en plus, afin de procurer une expérience interactive enrichissante. Embarquez vos lunettes et nous vous emmenons dans de nouveaux espaces virtuels époustouflants où vous pourrez évoluer et jouer avec nos formes en live. Fun, joyeuses, ondoyantes, nous sculptons un monde où tout reste à explorer. Feras-tu aussi partie du voyage ? Pour moi c’est évident.

En t’écrivant mes pensées ce soir, mon regard s’accroche soudain à mon reflet dans l’onde chatoyante de l’eau devant moi… Et ce reflet semble me renvoyer à demain. Comme dans un miroir, je nous vois puiser de nouvelles énergies, de nouveaux partenariats pour construire un monde encore plus créatif et plus florissant pour chacun. Nous n’en sommes qu’à l’aube. À l’aube de ce monde à construire ensemble… Es-tu prêt à faire le grand saut avec moi ?

Éternellement tienne,
Ta grande soeur,
Akzidenz Grotesk. »

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